1693-1694 : Les années de misère

La dernière grande famine de l'Ancien Régime


En 1693 et 1694, deux années terribles, près de 1,7 million de Français trouvent la mort. Autant que durant la Première Guerre mondiale, mais pour une population deux fois moindre. C'est la grande purge des miséreux que la cherté du pain jette sur les chemins pour y mendier et qui meurent au hasard de leur errance.
Les 25 ans qui vont de 1690 à la mort de Louis XIV constituent le versant sombre du règne du Roi-Soleil. Les guerres s'enchaînent :
celle dite «de la Succession d'Espagne» (1702-1714) vient juste après la déjà très meurtrière guerre de la ligue d'Augsbourg (1689-1697).

 

Mais les pertes militaires pèsent peu à côté des mauvaises récoltes à répétition que provoquent étés pluvieux et hivers glaciaux. Mal nourries, quand elles ne meurent pas littéralement de faim, les populations sont la proie de maladies endémiques qui se transforment alors en épidémies, telle la redoutable dysenterie. En 1693-1694, tout concorde pour donner lieu à la plus grave crise de subsistance de l'Ancien Régime.

La vie précaire

Dans la France de l'époque, on ne meurt généralement pas de faim. En année normale, la population est à peu près convenablement nourrie, même si l'immense masse des humbles se contente d'une tranche de pain trempée dans un potage de légumes — «la soupe» —, qu'un morceau de lard parfume parfois et où manque encore la pomme de terre... Mais l'agriculture, avec ses rendements dérisoires, reste un exercice précaire qui, chaque année, rend redoutable la période dite «de la soudure», celle où, aux environs de mai les réserves de l'armée passée s'épuisent alors que le blé sur pied n'est pas encore prêt à être moissonné.
En 1693 après plusieurs mauvaises années, la récolte s'avère très médiocre : aux Halles de Paris, en juin, un pain d'une livre coûte à un ouvrier l'équivalent d'une journée de travail. L'hiver qui suit est exceptionnellement rude et les organismes affaiblis par la malnutrition supportent mal les basses températures : on meurt en abondance dans toutes les villes de France. Puis survient le printemps, désespérément sec, au moment où l'on attend des pluies pour nourrir les semences. Une partie
des vivres disponibles est réquisitionnée pour les besoins de l'armée des Flandres; le reste est acheté en hâte par des spéculateurs qui misent sur le renchérissement des cours. Une tension s'installe entre les provinces, peu soucieuses de laisser partir leurs grains, et le pouvoir central, qui craint la fureur des Parisiens et se soucie de constituer des stocks.


L'effroyable famine

Dans la capitale, cependant, à l'été 1694, l'heure est à l'angoisse et non encore a la colère À l'initiative des clercs, de longues processions se forment autour de la chasse de sainte Geneviève, patronne de la cite. Sur ordre de la municipalité et appointes par elle, des «chasse-gueux» se chargent d'expulser les pauvres; il en va ainsi également dans la plupart des villes de France. Condamnes a l'errance, les malheureux se jettent dans les champs sur le blé encore vert et le dévorent : il
faut instituer un système de surveillance des récoltes. Mais la situation des campagnes n'est pas meilleure : dans bien des régions, en particulier dans le Massif central - le Limousin et l'Auvergne sont particulièrement touches —, de nombreux paysans quittent leurs villages et se lancent à leur tour sur les routes, tachant, a
force de mendier, de gagner les villes ou ils espèrent trouver de la nourriture...

Quand toutes les céréales sont épuisées - le froment, le seigle, l'avoine après le blé -, es pauvres se trouvent réduits à recueillir les glands ou les fougères pour en faire une sorte de pain. Ces «méchantes herbes» achèvent de ruiner la santé des malheureux, qui enflent après y avoir eu recours. Les orties, les coquilles de noix, les troncs de chou, les pépins de raisin moulus n'ont pas meilleur effet. Les curés, qui nous renseignent sur ces tristes expédients, parlent aussi des bêtes, ( qu'on ne nourrit plus et qui meurent avant les hommes : les charognes de chiens, de chevaux et «autres animaux crevés» sont consommées en dépit de leur état de pourriture  des sources indirectes mentionnent des cas de suicides et d'autres, plus rares, d'anthropophagie.

 

Durant tout l'été 1694, la chaleur, qui accélère la putréfaction des milliers de cadavres sur les chemins, est responsable de graves épidémies. La typhoïde, notamment, propagée par l'eau et les aliments souillés, achève ceux qui ont réussi à se nourrir un peu. Les organismes, affaiblis, sont moins féconds : la natalité, loin de compenser le nombre des morts, fléchit durant tous ces mois. C'est la dernière grande famine de l'Ancien Régime, terriblement meurtrière : elle légitime le nom qu'un historien a récemment donné à cette période sombre, «les années de misère».

 

Le pain est, pendant toute, l'époque moderne, le fondement même de la nourriture et sa composante essentielle, Que le blé vienne à manquer, et c'est la famine (détail d'une peinture de j Le Nain, la Famille de paysans dans un intérieur, Paris, musée du Louvre).


L'horrible menu

Mort à l'automne de 1694, le prêtre stéphanois Jean Chapelon a mis en vers la triste litanie des nourritures dont doivent se contenter ses contemporains durant la famine : « Croiriez-vous qu'il y en eut aw, à grands coups de couteau, 1 Ont disséqué des chiens et des chevaux, /Les ont mangés tout crus et se sont fait une fête/De faire du bouillon avec les os de la tête. Les gens durant l'hiver n'ont mangé que des raves 1 Et des topinambours, qui pourrissaient en cave, /De
la soupe d'avoine, auel^ues trognons de chou 1 Et mille saletés qu'ils trouvaient dehors, /jusqu'à aller les chercher le long des Furettes [le marché aux bestiaux], /Et se battre leur soûl pour ronger des os. Les boyaux des poulets, des dindons, des lapins 1Étaient pour la plupart d'agréables morceaux. »
Cité par M. Lachiver, les Années de misère/ Paris, Fayard, 1991.

 


Paysage d'hiver (peinture de J. Montrer le Jeune, Châlons-sur-Marne, musée des Beaux-Arts). A la fin du XVll siècle et au commencement du XVlll, le refroidissement du climat, qui a fait parler de «petit âge glaciaire», eut des conséquences catastrophiques sur l'agriculture.


Le petit âge glaciaire

La famine de 1693-1694 est la conséquence de la dégradation climatique qui s'observe dans les 10 ans qui précèdent et qui suivent le tournant du siècle.
Entre 1690 et 1710, en effet, la France, et avec elle une large partie de l'Europe, connaît une détérioration sensible du régime des températures et des précipitations, marquée par un refroidissement important des hivers et par des étés «pourris». L'étude de l'avancée des glaciers dans les vallées alpines aussi bien
que le témoignage des contemporains ont inspiré aux historiens l'expression de «petit âge glaciaire». Sans rien de commun toutefois avec les grandes glaciations préhistoriques, cet abaissement des températures aurait commencé vers 1560 pour ne prendre fin qu'aux environs de 1850. Le creux est atteint entre 1687 et 1700 avec des moyennes inférieures de 1,5 °C à celles de la décennie précédente — soit une différence considérable. Plus terrible encore que celui de 1693-1694, l'hiver de 1709-1710 reste longtemps dans les mémoires : le vin gèle jusque sur la table du roi. Le froid atteint -25 °C en rase campagne et, dans les masures paysannes en torchis, il ne fait guère plus de 0°C. Puis la neige protectrice fond, découvrant la terre nue, qui gèle de nouveau quelques jours après... Néanmoins, il n'y a cette fois «que» 200 000 à 300 000 morts, victimes du froid ou de la faim.

 

 

 

 

 

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